Depuis ma prime enfance, ou presque, ce sont les autres, mon rapport à eux, qui m’ont le plus forgée. Ces autres vers lesquels ma nature introvertie ne me dirigeait pas systématiquement. Bien au contraire. L’introverti, contrairement à l’extraverti, n’a pas besoin de l’extérieur pour se ressourcer, pour se cultiver. Au lieu d’aller chercher chez les autres l’énergie dont il il aurait besoin pour lui-même, il va puiser au plus profond de lui-même l’énergie nécessaire pour donner aux autres. C’est cette nature introvertie qu’est la mienne qui me faisait lire avec avidité tous ces livres qui nourrissaient mon imagination, mon moi intérieur. C’est elle qui me poussait à rester silencieuse, dans mon coin, à attendre que l’on vienne vers moi, à observer les autres.
Pendant longtemps, mon rapport à l’autre a été, il faut bien le reconnaître, plutôt compliqué. J’ai très vite été amenée à comprendre que les autres n’étaient pas comme moi, que je n’étais pas comme les autres. Et les autres s’en sont également rendus compte ; bien plus vite que moi d’ailleurs. À être autant tournée vers ce moi intérieur, prendre conscience de l’extérieur me prenait davantage de temps. Aujourd’hui encore, mais moins tout de même. Ma conscience d’autrui a grandi, a mûri. Et elle continue de mûrir. Ainsi, j’ai fini par prendre conscience de ma différence ; matérielle, spirituelle, psychologique. Il y eut une part d’incompréhension. « Pourquoi ? » Voire d’incrédulité. « Comment est-ce possible ? ». Puis une part, qui dans un premier temps l’a emporté, d’indifférence. Même si je trouvais curieux d’être aussi différente des autres, à vrai dire je ne m’en formalisais pas plus que ça. Là où pleins d’autres auraient sans doute voulu changer, pour être moins différents, pour être comme les autres, pour pouvoir se mêler facilement aux autres, moi j’ai tout simplement continué à être différente, à être moi-même. J’étais différente ? La belle affaire ! Je n’allais tout de même pas en pondre une pendule à treize coups ! Si Dieu nous a tous fait différents les uns des autres, pourquoi vouloir effacer ces différences ?
Je vivais donc bien ma différence par rapport aux autres, du moins dans un premier temps. Sans doute était-ce parce que j’étais un peu beaucoup sur ma planète… Il m’était ainsi très certainement plus facile de cohabiter avec d’autres, si différents de moi.
Pourtant, cela n’a pas duré, et probablement fallait-il que cela se passât ainsi.
J’acceptais d’être différente, mais cela ne signifiait pas que j’avais de bons rapports avec les autres. Eux ne comprenaient pas ma différence et d’une certaine façon ne l’acceptaient pas. Ils la rejetaient parce qu’elle les effrayait. Ce qu’on ne connaît pas prend toujours une dimension effrayante au premier abord. Et malheureusement, rares sont ceux qui parviennent à surmonter cet obstacle de la peur face à la compréhension de l’inconnu. J’ai donc été assez rapidement mise à part puis rejetée par les autres. Et parfois ce rejet s’exprimait par des moqueries, des remarques qui pouvaient être blessantes. Évidemment je n’ai réellement compris ces mécanismes socio-psychologiques que bien des années après, à la fac.
Étant sur ma planète, je n’ai pas vraiment saisi le pourquoi du comment dans les débuts, je remarquais à peine qu’il y avait un os dans le pâté, pour reprendre une expression que j’ai toujours connue. Puis, peu à peu, j’ai perçu quelque chose, de très faible, plus avec mon instinct qu’avec mes yeux et mes oreilles. Je sentais quelque chose émaner des autres. Quelque chose empreint d’une animosité plus ou moins forte. Et très vite, j’ai senti cette impression croître. Était-ce ce sentiment qu’avaient les autres envers moi qui grandissait, ou juste la perception que j’en avais ? À vrai dire, je ne sais pas. Le fait est qu’assez vite, vers l’âge de 7 ou 8 ans, les autres ont pris une signification forte dans mon esprit. Les autres sont devenus l’incarnation du danger pour moi. Quand je dis les autres, ici je parle surtout de ceux de mon âge, de ma génération. Les plus jeunes étaient plus ou moins inoffensifs, car encore trop jeunes pour être autre chose vis-à-vis de moi. Quant aux adultes, ils représentaient encore pour moi, dans la majorité, la sécurité et l’assurance d’être laissée en paix. Il est beaucoup plus probable qu’eux, à la différence de ma génération, savaient « faire le beau », à savoir dissimuler leur étonnement et inquiétude face à ma différence. Et qu’ils avaient suffisamment de recul, pour certains, pour m’accepter telle que j’étais.
Je percevais donc les autres comme un danger potentiel. Je sentais autour de moi une sorte de brouillard, lourd de murmures et de regards en biais. Je sentais, toujours d’instinct, qu’ils étaient dans un cercle et moi dans un autre. Et au fond de moi, une toute petite voix se faisait entendre. Elle me disait que si j’essayais de sortir de mon cercle pour aller dans le leur, ne serait-ce que pour passer faire un petit coucou, ils se jetteraient tous, comme un seul homme, sur moi et me mettraient en pièces. Évidemment, c’est là une image que j’utilise. En réalité, ce à quoi je m’exposais, c’était des moqueries acides, des formes d’humiliation publique etc. Et ce pressentiment s’est confirmé avec le temps, ô combien béni, du collège.
Déjà en CM2, des prémices se faisaient sentir. Je débarquais dans une nouvelle école à L’Aigle, après avoir passé trois années à Damville. Dans cette école qui pour moi représentait un nouvel univers, la plupart se connaissait depuis le CP voire la maternelle. Et moi, j’arrivais en fin de cycle. Je vous laisse imaginer la situation. Même si je parvins à me faire des copines dans cette école et à me « fondre » dans la masse, j’arrivais déjà avec un sérieux handicap. Je ne faisais pas partie du clan des origines. Je n’étais pas totalement des leurs. Avec un pareil acquis, j’étais donc plus vulnérable. Tout comme dans les meutes de loups, l’ancienneté et le degré d’appartenance au groupe jouent un rôle majeur dans les groupes d’enfants. D’instinct, le réflexe de meute s’imposait. J’avais plus de risques qu’un « vieux de la vieille », quelqu’un de présent dans la meute depuis les débuts, d’être mise au pilori. Et il ne leur fallut pas longtemps pour remarquer toutes ces petites ou grandes différences chez moi. Des différences qui devenaient des tares. Ainsi, en CM2, le tableau fut posé. J’étais bizarre, je parlais bizarre (on me l’a dit texto « Tu parles bizarre »), je n’avais pas la télé et ne semblais pas en souffrir, j’écoutais de la musique classique ( et le plus récent que j’écoutais remontait à Dalida, Jacques Brel ou ABBA). Bref, je n’étais pas comme les autres.
Vint alors comme je l’ai dit, la sixième. Quel fut l’élément déclencheur ? Je ne sais pas trop. Peut-être était-ce l’effet collège, l’effet adolescence ? Il est vrai que d’ordinaire, les enfants sont connus comme étant moins intolérants que les adolescents. Les ennuis commencèrent donc réellement en sixième lorsque mes petits camarades firent une découverte sensationnelle et inédite. Oui, je prends un ton ironique, sarcastique, puisque déjà à l’époque cela me semblait ridicule, mais aujourd’hui encore plus. Mes petits camarades découvrirent donc… que je ne disais pas de gros mots. Stupéfaction! Comment pouvais-je vivre sans gros mots ? Outrage ! Puisque je dédaignais ce registre qu’ils utilisaient à gogo, il était certain que je les méprisais voire pire les dédaignais eux aussi ! L’idée fut très vite inacceptable pour eux. On me harcela de question « Pourquoi tu dis pas de gros mots ? » « Pourquoi tu veux pas en dire ? » « Comment tu fais pour parler si t’en dis pas ? » etc, etc. Et l’on essaya de me remettre dans le droit chemin, de m’en faire dire. Évidemment, ils n’obtinrent pas gain de cause. D’autant que je ne comprenais pas leur démarche. Ils étaient dans cet état pour ça ?! Pour le coup, j’avais le sentiment de venir d’une autre galaxie. L’épisode, fort heureusement, ne s’éternisa pas, puisque le directeur intervint et fit cesser ce charivari de stupidité, qui pour le coup prenait le chemin du harcèlement si cher à nos écoles modernes.
Mais le mal était fait. D’une part, eux avaient pris goût à ce sentiment qui les prenait quand ils s’agglutinaient tous autour de moi, seule et désarmée. Quant à moi, j’avais pleinement pris conscience de leur dangerosité. Si pour une histoire de gros mots, je pouvais être ainsi mise au pilori, lapidée et exposée comme une vulgaire bête de foire, n’importe quel autre détail, en apparence insignifiant, pouvait provoquer des faits semblables. C’était arrivé une fois, pourquoi pas d’autres fois ? À partir de là je devins silencieuse et discrète, ou comme le déplora un de mes professeurs dans son appréciation sur un de mes bulletins scolaires, « trop discrète ». Je fis silence pour éviter d’être attaquée à cause de mes propos. Je fis attention à mes cheveux, mes vêtements, le moindre cheveu rebelle, le moindre pli vestimentaire de travers pouvait m’être fatal. Sans parler de mon physique.
Bref, vous l’aurez compris, j’avais peur des autres et du regard des autres. Pour ma survie, je cachais, taisais la vraie moi et ne donnais plus à voir qu’une figure la plus neutre possible, la plus lambda possible. Je ne voulais pas qu’on me voit. Si on ne me voyait pas, j’étais en paix, j’étais sauvée. Je ne m’autorisais à être moi-même avec personne. Sauf deux personnes. L’une était une amie que j’avais gardé de l’époque de Damville. Elle fut, jusqu’à mes 14 ans, ma meilleure amie. Mais quand ses parents se séparèrent alors, je n’eus plus jamais de nouvelles d’elle. Je la perdis. Le choc fut d’autant d’autant plus déchirant que deux années auparavant, mes « copines » au collège m’avaient lâchée, me laissant seule au milieu de cette masse menaçante. Des doutes sur moi-même s’installèrent et je me persuadais que j’étais mauvaise, un problème plus qu’une personne. C’est vers ces années-là que j’ai commencé à me détruire psychologiquement. Adolescente introvertie et mal dans sa peau, voilà un combo parfait. Et c’est en partie à cause de cela que je me suis, sans m’en rendre compte à l’époque, de facto écartée de l’autre personne avec laquelle je pouvais être moi-même sans crainte. Depuis ma plus tendre enfance, alors que j’avais plus ou moins peur des autres, jamais je n’ai eu peur de cette personne. Jamais je n’ai senti d’animosité quelconque en émaner. Et c’était le seul cas. Même de ma meilleure amie, au début quand je n’étais pas encore sûre d’elle, j’avais un peu peur. Elle faisait après tout partie des autres. J’ai complètement perdu la première personne, et la deuxième, même si il fait toujours partie de mon entourage, je l’ai de facto perdu et cela par ma faute.
J’ai ainsi évolué, isolée des autres, renfermée dans ma bulle protectrice grosso-modo jusqu’à mes 18 ans. Ce qui m’empêcha de me détacher totalement du reste du monde humain, ce furent les rares personnes qui approchèrent et acceptèrent, malgré la différence, la version de moi que je voulais bien donner. De ces rares personnes, j’en ai gardé deux à ce jour. Elles se reconnaîtront certainement en lisant, mes deux amies du lycée, les seules que j’ai pu gardé de mes années noires, les 18 premières. Mais même à elles, je n’ai jamais tout dit, tout montré. Évidemment par peur. Mais pas par peur d’être attaquée, contrairement aux autres, mais plutôt par peur de les faire fuir et de les perdre. Mes mauvaises expériences de collège m’avaient forgé l’idée qu’on m’abandonnait à cause de la vraie moi que j’essayais de cacher. J’étais persuadée, et sans doute le suis-je encore, que si je me montrais telle que je suis réellement, tous sans exception me fuirait. La vraie moi ne pouvait être acceptée par personne, à part peut-être le bon Dieu.
J’ai donc pris cette habitude de tout cacher de moi. De ne rien dire de moi. Et il est probable que c’est cette habitude qui a renforcé un trait de caractère déjà présent chez moi. Au lieu d’attirer l’attention des autres sur moi, je préférais attirer mon attention sur les autres. Assez paradoxalement, alors que j’ai toujours eu peur des autres, que je les voyais comme une menace, j’ai toujours voulu donner aux autres, partager avec les autres. C’est incontestablement lié à mon caractère introverti. Autant je n’ai pas vraiment besoin de puiser chez les autres pour me ressourcer, autant je ressens le besoin de leur donner, de partager avec eux ce que j’ai cultivé à travers mon moi intérieur. D’où mon penchant notamment pour l’enseignement. C’est tout simplement ce besoin de donner aux autres. Cela ne veut pas forcément dire que je sais d’emblée comment faire, ni que j’y parviens. Pourtant ce besoin existe. Il va même dans certains cas jusqu’à se traduire par une négation de moi au profit des autres. Une négation de la moi mauvaise, inutile et rejetée, pour le bien des autres. Pour compenser d’une certaine façon. Pour devenir meilleure, utile et peut-être acceptée, même si cette dernière chose j’y ai quasiment renoncée depuis quelques années.
Pendant quelques années, l’idée des autres comme danger a prédominé chez moi, étouffant l’autre alternative. Mais avec la fac, cette idée a peu à peu régressé et aujourd’hui c’est plutôt l’idée des autres auxquels donner qui prédomine. Oh ne vous méprenez pas surtout ! Je garde à l’esprit que les autres hélas, peuvent réellement être dangereux pour moi. Mais j’arrive à faire un peu plus la part des choses. J’ai compris qu’il n’y avait pas juste blanc et noir, mais plutôt un tout petit peu de blanc pur, une infinité de déclinaisons de gris et, malheureusement, du noir pur, plus que de blanc pur.
Le changement s’est donc fait à mon arrivée à la fac. J’avais choisi Bordeaux, pour une raison très simple. C’était à l’autre bout du pays, loin de ma Normandie natale, loin de des autres que j’avais côtoyé les 18 dernières années et qui étaient une source de terreur pour moi. Loin de ces étiquettes, pleines de miasmes, qui me collaient à la peau et dont je voulais à tout prix me débarrasser. En allant à Bordeaux, j’espérais faire peau neuve, j’espérais une deuxième chance. Et Dieu me l’a accordée cette deuxième chance. Pour la première fois de ma vie, j’allais en cours sans boule au ventre. J’y allais même avec plaisir. J’avais le sentiment d’être enfin acceptée au sein d’une meute. Et même si je cachais encore à quel point je pouvais être différente, je voyais qu’on acceptait l’idée que je puisse être différente. C’était même salué. En devenant étudiante, j’ai non seulement goûté à la liberté de jeune adulte, mais j’ai avant tout pris conscience combien avoir des copines qui souriaient en me voyant, des copines avec qui je pouvais rire sans prise tête, des copines devant lesquelles je pouvais sortir un peu de ma carapace, était un bonheur précieux. Avant elles, je n’en avais pas vraiment conscience. Toutes ces choses que je n’avais pu réellement connaître avant, tant j’étais étouffée par cette atmosphère pesante et anxiogène. Ces amies, elles se reconnaîtront j’en suis certaine, m’ont donné bien plus qu’elles ne peuvent l’imaginer et bien plus que j’aurais osé espérer. Elles m’ont appris à respirer sereinement en leur présence, à m’aimer un peu plus, à être un peu plus patiente avec moi-même, ou plus sévère selon les cas. Et c’est à elles que je dois la chaleur et le bonheur de mes premières années de fac. C’est grâce à elles que j’ai appris à ne plus avoir peur des autres, que j’ai appris à faire confiance. Elles m’ont aussi fait prendre conscience de la valeur de certaines personnes, comme les deux amies que le lycée m’avait laissées. Avec les fac et mes amies de fac, j’ai fini par comprendre combien ces deux amies étaient précieuses et combien j’avais été chanceuse que le bon Dieu me les envoie quand je me haïssais le plus.
Depuis, je me suis mise à voir les autres différemment, à ne plus les voir comme des êtres pouvant me menacer, mais plutôt comme des êtres auxquels donner. Donner de moi-même, de mon temps, de mon cœur, mes fiches de révision, mes brouillons d’examens… Donner n’importe quoi, ou presque, pourvu que cela vienne de moi. Ce besoin est d’abord, bien évidemment, né à l’encontre de mes amies, devenues des trésors, des êtres dont je me sentais redevables, que je voulais défendre, protéger.
C’est comme cela que s’est développé ce trait de caractère, caché depuis longtemps : mon être au service des autres et avant tout de ceux qui me sont chers et que j’aime. Car même si j’ai retrouvé un peu d’estime de moi et de confiance en moi, je garde au fond de moi l’idée que je ne vaux pas grand-chose. Mais contrairement à avant où j’estimais être trop mauvaise et inutile pour mériter de vivre, forme d’égoïsme ; désormais j’ai fait le choix de m’améliorer, non pas pour être acceptée des autres, mais pour me mettre au service de leur bien, pour pouvoir les protéger, les aider, avoir une utilité vis-à-vis d’eux.
Autrefois, j’avais peur d’être une louve solitaire ; seule et incomprise, perdue et abandonnée. Aujourd’hui, je ne crains plus d’être une louve solitaire. Je l’accepte, car je comprends que ce n’est qu’en avançant en louve solitaire que je peux être enfin utile aux autres et défendre ceux que j’aime tant. Mon engagement ne va pas à moi-même. Mon engagement va aux autres.